Je craignais beaucoup ce que j’avais projeté
comme une confrontation. J’en avais d’ailleurs fait part au Président Dramane.
A partir de ce que le soudeur avait annoncé : 6
000 FCFA par pied, j'avais fait une estimation du coût total des pieds en
ferraille. Il m'en fallait 40 si je prenais des pieds simples. Mais on peut
aussi coupler les ruches et les installer sur un pied double. Or lorsque
j'avais demandé le prix de ce pied double, le soudeur avait annoncé qu'il
faisait ça au même prix. Ca semblait tellement incroyable que je lui avais fait
répéter devant Moussa présent à ce moment-là.
Mon calcul avait vite été fait, j'avais commandé
20 pieds simples et 10 pieds doubles. J'économisais ainsi 60 000 FCFA.
Or voilà qu'au téléphone, quelques temps plus
tard, le soudeur me faisait demander par l'intermédiaire du président de
l'association locale, Dramane, une avance de 200 000 FCFA alors qu'il avait
déjà perçu 50 000. Si vous avez suivi, le coût total des pieds de ruche ne
devait pas dépasser 180 000 FCFA. Que se passait-il donc ???
J'étais agacée. Ces problèmes d'incompréhension,
d'interprétation, de traduction, sont permanents. La communication est
difficile, chacun mettant sous les mêmes termes, des significations différentes,
la langue et les réseaux faisant le reste. Là en l'occurrence, je découvre avec
stupéfaction, que le soudeur pensait faire 100 pieds de ruche. Où a-t-il été
chercher ça ? En fonction du prix de revient, il a pu être question de 50
ruches, voire 60, mais jamais il n'a été question de 100 ruches. J'en déduis
que le soudeur a vu "GRAND", qu'il s'est vu percevoir des sommes
importantes rapidement (mais ça c’est mon interprétation d’occidentale qui me
met déjà en situation d’être agacée et je le suis).
Un peu plus tard, grâce à Djakaria le formateur
qui traduit, j'apprends qu'il veut faire payer les pieds doubles deux fois le
prix d'un pied simple. Si 6 000 FCFA était absurde, 12 000 FCFA l'est tout
autant. Il n'y a jamais deux fois plus de travail, ni deux fois plus de
ferraille. Nous décidons que le prix sera au maximum de 7 500 FCFA.
Lorsque nous allons voir le soudeur à Pia, les
affaires sont bloquées. Il a arrêté complètement la fabrication des pieds et
attend à la fois une autre avance d'argent et un accord sur le prix des pieds
doubles. Son fils est présent et va batailler dur sur les prix.
Personnellement, je suis dans un état d’esprit de confrontation. Ma décision
est prise, s’il ne cède pas (et je ne m’attends pas à ce qu’il cède), je prends
ce qui est déjà fait et je fais faire le reste ailleurs.
Les hommes sont réunis autour de l’atelier du
soudeur. Il y a là Dramane bien sûr, le président de l’association, Moussa, le
soudeur et son fils et un certain nombre de voisins intéressés par l’évolution
de la négociation. La conversation se déroule très longuement en dioula.
Les hommes sont entre eux. Ni cris, ni injures, mais
plutôt de longues palabres ! Des hommes vont et viennent, chacun donne son
avis, le soudeur quitte à plusieurs reprises le terrain puis revient. Chacun
déroule ses arguments calmement, seul le fils du soudeur plus jeune et moi-même
qui n'ai pas cette culture, nous nous agitons. Je suis un peu frustrée de ne
pas pouvoir suivre les conversations et qu’on ne me consulte pas, c’est tout de
même moi qui ai les cordons de la bourse, non ?
Dramane tape sur l'épaule du soudeur, c'est
chaleureux, on perçoit de la complicité, de la solidarité.. Finalement, sans
que j'aie du tout à intervenir, Dramane m'annonce que c'est d'accord, les pieds
doubles sont à 7 500 FCFA. Je n’en reviens pas. Par contre, je refuse d'avancer
la totalité du coût, c'est la moitié maintenant, le solde à la livraison (Hé,
hé, chat échaudé !).
Admirable ! Admirable de consensus, de
maîtrise, de savoir-faire, de stratégie efficace et non-violente. Je me
retrouve vraiment « petite » avec ma volonté d’en découdre. Ces
hommes ont véritablement une culture de la paix.
J’ai salué la performance et remercié longuement.
Voici un extrait d’une lettre du célèbre écrivain
malien d’origine peule, Amadou Hampâté Bâ :
« L'homme
s'identifiait à sa parole, qui était sacrée. Le plus souvent, les conflits se
réglaient pacifiquement grâce à la « palabre » : « Se réunir pour discuter, dit
l'adage, c’est mettre tout le monde à l’aise et éviter la discorde ». Les
vieux, arbitres respectés, veillaient au maintien de la paix dans le village. «
Paix ! », « La paix seulement ! », sont les formules-clé de toutes les
salutations rituelles africaines. L'un des grands objectifs des initiations et
des religions traditionnelles était l'acquisition, par chaque individu, d'une
totale maîtrise de soi et d'une paix intérieure sans laquelle il ne saurait y
avoir de paix extérieure. C'est dans la paix et dans la paix seulement que
l'homme peut construire et développer la société, alors que la guerre ruine en
quelques jours ce que l'on a mis des siècles à bâtir ! »
Extrait de « Lettre
dédiée à La Jeunesse » d’Amadou Hampâté Bâ, écrivain malien, 1985 (6 ans
avant sa disparition).
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